Fragment #53 - Adèle incrédule

Adèle ouvre la porte. Cernes et paupières lourdes. Il est tard, je sais. Mais il fallait que je passe te voir. Elle me fait entrer. Xavier est là et me serre la main. J'ai jamais aimé ce type, et je comprends pas comme ma sœur a fait pour se mettre avec lui alors que Bertrand était si bien pour elle. Je m'assieds à la table de la cuisine. Elle a l'air fatigué. Et Xavier m'énerve à tourner autour comme une mouche. C'est lui qui la fatigue, j'en suis sûr. C'est à cause de lui qu'elle a toujours les paupières qui tombent comme ça. Elle était bien mieux avec Bertrand. Et puis bon, ce qui arrive à ses fils, ça doit pas mal lui ronger les sangs. Elle me demande comment étaient mes vacances, en précisant que j'ai de la chance, moi, de pouvoir partir comme ça. Adèle vote à droite et elle croit en la valeur travail. Elle aime pas les assistés et les gens qui prennent des vacances pendant qu'elle donne des cours à des petits boutonneux, au collège Saint-Joseph. Elle a voté pour Sarkozy afin qu'il « nettoie » un peu la France de tous les fainéants, les parasites, les moins que rien. Ceux qui se plaignent, ceux qui geignent, ceux qui profitent du système. Avec le temps, j'ai appris que ça servait à rien de s'énerver contre elle, qu'elle pourrait pas changer. Bertrand avait réussi à lui ouvrir les yeux sur certains trucs, mais ensuite il a merdé, et ça a été pire. Xavier, lui, il nage entre le Front National et l'UMP, alors forcément, ça arrange pas les choses. Il soutient ma soeur dans ses convictions les plus tenaces. Quand ils sont tous les deux ensemble, je peux rien faire, aucune discussion n'est possible. Et après tout, je suis pas venu pour ça. Lullaby m'attend au Dionysos, et même si je la fuis autant que possible depuis qu'elle sait que je la trouve désirable, il faut que je jette un oeil dans les comptes avec elle.
Adèle a sorti un bol de cacahuètes et, sans doute satisfaite de son sens de l'hospitalité, prépare le dîner du soir sans s'occuper de moi. Je lui apprends qu'on a un demi-frère, sans la ménager. Elle refuse de me croire, alors je lui montre des photos, je lui raconte des anecdotes de Glasgow trop précises pour avoir été inventées. Adèle s'effondre sur une chaise, son couteau de cuisine à la main, les doigts plein de sang dégoulinant des steaks crus, et son regard se perd dans le vide. Elle dit qu'elle en peut plus, qu'elle a déjà assez d'ennuis comme ça pour le moment. Qu'elle refuse d'en entendre parler. Voyons petite soeur, c'est pas un ennui, c'est une chance inestimable ! Mais Adèle, elle voit pas les choses de la même façon. Pour elle, il faut que les choses soient prévues suffisamment à l'avance pour être appréhendées. Désolée, Adèle. Jules existes, et il sera bientôt sur Dijon pour te rencontrer.
Que tu le veuilles ou non.