Fragment #110 - Le ver

Les nuages s'étendent sous moi, étendue infinie et brillante. J'ai l'impression que je pourrais les toucher, les saisir et les modeler, si je descendais. Le vent glisse en un léger sifflement que je suis le seul à entendre - il n'y a rien d'autre dans le ciel - autour de mes ailes écartées.
Je suis le Corbeau. Même sans point de repère proche de moi, je sais que ma vitesse est incroyable. Je le sens. J'effectue un virage pour m'enivrer un peu plus de la sensation que procure le fait de voler. Je me rends alors compte que derrière moi, les nuages sont devenus d'un noir opaque. Je laisse dans mon sillon un épais tourbillon de plumes de jais qui en tombant sur les particules d'eau en suspension les imprègnent de leur absence de couleur. Et je trouve tout cela beau. L'obscurité plonge dans mes yeux et mes yeux la subliment.
Je transperce la couche de nuages en un piqué, et me retrouve au-dessus d'un vaste paysage où se côtoient l'herbe et la roche. La dualité.
Au-dessus de moi, les nuages ne sont déjà plus là, comme si en passant à travers je les avais dispersé.
Je poursuis ma descente vers le sol et atterris brutalement sur une parcelle de roche affleurant entre une dizaine d'arbres. Et tandis que mes griffes y posent leur marque, neuf sillons parallèles, je ressens une brusque douleur me gripper le coeur. Je trébuche et tombe, suffoquant. Une partie de moi vient de s'éteindre.
Quand enfin la douleur diminue, je me relève et commence à trottiner au hasard. Non, cela ne va pas, je ne suis pas un chat. Je secoue la tête, et les plumes reviennent. J'avance par petits bonds.
Je parviens enfin au sommet d'une colline. Je happe un ver au passage, et le recrache. Je l'observe se tortiller au sol. Un bref instant, j'ai l'impression de voir Karim, un des élèves de ma classe, qui se tord ainsi, mais je fais disparaître l'illusion en l'avalant.
J'avance encore un peu. Un paysage magnifique s'offre à moi au faîte de la bute. En contrebas s'ouvre un grand lac aux eaux tranquilles. Je m'envole vers lui. Sur son rivage, dans le sable, des traces de pas sont restées gravées. Une sensation étrange m'habite, je sais que je devrais penser à quelque chose, je sais qu'il y a une personne dont je devrais me souvenir, mais je n'arrive pas à mettre la griffe dessus. Je m'avance encore un peu vers l'eau, les yeux -

Léa a bougé un peu, me réveillant. J'ouvre doucement les yeux, penche la tête pour la regarder. Son regard d'or est sur moi. Dans les écouteurs que nous nous partageons passe Ring of Gold.
« Ca va, Léa ?
- Ca va. Je ne vais peut-être pas tarder à y aller, j'ai du travail.
- Tu as raison. »
Elle se redresse, ôtant sa tête de mon bras, et m'aide à me relever aussi. Nous nous dirigeons vers l'arrêt de bus.
« Au fait, tu n'as pas de nouvelles de ta cousine ?
- Déborah ?... »
C'est ça. C'est ce dont j'essayais de me rappeler dans mon rêve mais qui m'échappait. Pourquoi elle ?
« Non, pas encore... »
Je me renferme dans mon silence, curieux de ces sensations qui sont en moi, comme s'il y avait un lien important que je ne parvenais pas à réaliser.
Le bus de Léa arrive. Je lui fais la bise en lui disant à demain. Le véhicule s'éloigne, et je regagne l'autre arrêt de bus où passe celui que je vais prendre.
Je me laisse aller à mes pensées durant le trajet. Ce n'est pas la première fois qu'il m'arrive d'être ainsi agité après un rêve, quand une émotion ressentie endormi prend le pas sur la réalité, mais j'ai le sentiment que cette fois-ci est différente.
J'arrive chez moi. Doux vendredi après-midi, libéré de cours. Le rythme s'intensifie au lycée, certains ne suivent plus vraiment, les mauvaises notes tombent. Je suis plutôt concentré sur le permis que je passe dans quelques jours. Il me sera plus aisé d'aller voir Léa en voiture...
Je m'installe devant l'ordinateur, sur lequel je vais de moins en moins. Il est déjà allumé.
Un nouveau mail. Julian. Je pense souvent à lui, même si je suis incapable de déterminer ce qu'il m'inspire. Ce garçon est étrange, j'ai l'impression qu'il sait des choses mais ne s'en sert pas comme il le devrait. Il poursuit un but qui ne me correspond pas.
Et son mail également est étrange. J'aurais bien aimé allé à son rendez-vous, juste pour voir, pour mieux saisir son idée, mais cela risque de m'être difficile. J'hésite à lui répondre. Je le ferai plus tard.
Jérôme entre dans la pièce.
« Salut Léo, bonne journée ?
- Ouais... »
Je me retourne vers lui pour le regarder en face. Il a quelque chose à me dire.
« Au fait tu sais, Déborah, ta cousine... elle s'est réveillée. »