Déneb
| Sujet: Fragment #10 - Tous les jours dimanche 01.05.08 3:46 | |
| Mercredi 30 mai 2007 à Lille Je n’aurais pas dû suivre Judith. Je n’aurais pas dû répondre à son « Ca te dirait d’aller boire un thé ? ». J’aurais dû faire demi tour lorsque j’ai reconnu ces rues du vieux Lille et leur inévitable destination. J’aurais dû sentir qu’aujourd’hui des effluves du passé remonteraient du fond pour m’exploser en pleine figure. J’ai trop joué avec eux ces derniers mois, à vouloir tous les enfouir au plus loin. Loin derrière, les noms, les odeurs et les lieux ; loin derrière toutes les jolies photographies bigarrées qui résonnent comme autant d’échecs. Depuis le 28 Janvier 2007, j’ai tout remisé au fond du placard. Et en moins d’un kilomètre, tout a explosé. De la Grand’Place au 13, rue Bartholomé Masurel. Dix minutes, tout au plus. Tous les jours Dimanche. Tout ce que j’ai voulu oublier, tout, me revient en un instant. Les photographies autrefois colorées ont une teinte amère aujourd’hui. Tous les jours Dimanche. On entre. On s’assoit. Et je ne suis plus là. Retour cinglant six mois en arrière. Le café n’a pas bougé, comme s’il m’avait attendu. Comme s’il avait attendu ce moment précis pour me balancer tous ces souvenirs. Pour rappeler ces images à mes yeux endormis par six mois d’auto-persuasion - « tout va bien » -. Il est plein de fantômes, plein de Lui, plein de Nous. Il semble toujours coincé entre la Belle Epoque et les années 30. Les murs peints en bleu gris, soutiennent d’antiques portraits de famille en noir et blanc. Et partout, un amoncellement sans fin de bric-à-brac divers : bergères aux motifs fleuris défraîchis, tables en bois brinquebalantes, canapés profonds aux ressorts brisés, petites boîtes à trésor d’enfants, chandeliers et bougeoirs en tout genre, livres anciens écornés, et même deux fauteuils de cinéma rouge vif. En dehors du temps, Tous les jours Dimanche paraît avoir toujours été là, tout semble aller de soi ici. On s’y sentait chez nous je crois… Il prenait toujours un thé aux fruits rouges, moi un lait à la framboise. Un rituel hebdomadaire qui aurait pu tomber dans une routine mièvre et désespérante. Mais pas à Tous les jours dimanche. Hors du monde, échappés du temps, échappés du carcan de nos cicatrices respectives Nous Etions, du moins pour quelques heures. C’est lors de ces rendez vous fugaces et délicieux que je sentais le bonheur d’être aimée par Lui, aussi illusoire cet amour fut-il. Revigorée par Ses yeux sombres emplis de désir, je prenais conscience de moi, je sortais de la gangue de lassitude qui d’ordinaire me sclérose. Et six mois plus tard, éteinte, assise placidement dans une bergère en face de la volubile Judith louant son Emma-aux-seins-ronds-si-parfaits, je ne pense qu’à Lui. Je n’étais jamais revenue dans ce café, je n’avais jamais repensé à ces moments passés avec Lui ici. J’avais préféré les oublier, peut être parce que les souvenirs les plus heureux sont aussi les plus douloureux. Et je ne peux plus rester ici. Je ne peux pas, c’est trop dur. J’étouffe. Il faut que je sorte. Il y a trop de Lui ici. Trop de Nous. Il y a toutes ces odeurs, tous ces souvenirs qui suintent sur les murs, qui dégoulinent jusqu’à moi, qui me heurtent, me bousculent et me font plier sous le poids de leur navrant constat. Je ne peux pas. J’ai besoin d’air. Je ne veux plus voir ces images, ces photos, je ne veux plus me souvenir de Lui. Je me lève, je ne vois plus que Lui et moi au fond du salon de thé, autour de la petite table ronde, et je ne veux plus les voir ces fantômes, je sors, je ne veux plus m’en rappeler, je veux qu’Il sorte de là. Je m’appuie contre un des poteaux au bord du trottoir. Respirer. Inspirer, expirer. C’est trop dur. Judith me rejoint, un air interrogateur sur le visage. C’est trop dur, sans Lui. « Il me manque… Damien me manque vraiment. » | |
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