Fragment #103 – Un jour sur la Terre

14h38. C'était à prévoir. Le temps a été lourd, le ciel noir, et les nuages menaçants toute la matinée. Maintenant de grosses gouttes se ruent sur mon dos courbé. Elles me surprennent pourtant en entrant en contact avec ma peau, là, juste au-dessus de mes reins, où mon tee-shirt ne me couvre pas. Mes mollets ne sont protégés que par une couche de poils qui se mettent à friser avec l'humidité montante. Je suis penché en avant sur le sol ; plié en deux au-dessus de la terre qui se gorge d'eau, à ramasser les radis tardifs et les premières pommes de terre que j'ai sortis à coup de bêche ce matin. Il pleut dru et mes habits ressemblent vite à des éponges gorgées d'eau. Je ne veux pas aller me changer. Je ralentis même mon rythme de travail, pour rester longtemps sous cette pluie. Cette eau qui tombe du ciel, me lavera t’elle d'un quelconque pêché ?
Beaucoup d'eau, dans mon cou, sur mon dos, beaucoup d'eau. La glaise s'ameublie, et mes pieds s'enfoncent un peu plus dans la boue à chaque pas que je fais. Je sens la pluie sur mon être à vif ; mes nerfs exultent et mon corps en tremble. Mes jambes flagellent un instant, avant que mes genoux touchent le sol. Je lève les yeux au ciel. Le cou tendu, le dos creux, je semble implorer l'éternel. Ma bouche s'ouvre. S'en échappent des râles profonds. Mes pleurs se mêlent aux larmes de pluie. Tout dégouline autour de moi. Les images deviennent floues. Chute infinie de gouttes ; le ciel se joint à moi pour pleurer mon père. Encore une fois. Papa. J'espère que d'où tu te trouves tu es fier de moi.
Je reste, planté là, les yeux dans le ciel, je n'arrive plus à bouger. Je sanglote la glotte en avant. Le menton relevé et les yeux fermés. La pluie s'abat sur mon visage. Mes mains se sont transformées en gouttières, et je ne suis plus rien qu'une loque.

-Silence-

Le froid m'envahit ; les frissons les transportent vers l'extérieur. Je les sens qui m'évacuent, ces regrets refoulés. Ces remords intériorisés. Papa.
Ahahhh. Je suis violemment poussé en avant par mes reins se réveillant. Je me rattrape avec les mains. C'est maintenant à quatre pattes que je regarde droit devant moi. Les mains dans la boue, les genoux en terre. Le trépas n'est pas loin. Des halètements me secouent. Les perles de mes yeux continuent de se perdre dans la pénombre grandissante du paysage devant moi. Je ne vois plus rien. Tout se trouble. Mes forces m'abandonnent. Mes bras fléchissent. Je sens que je pars. Là-bas.

Quand je me relève, la pluie s'est arrêtée. Un arc-en-ciel, relie la Terre aux cieux. L'Enfer s'est refermé sur mes mains. Je les dégage de la boue, et me relève avec difficulté.
Ma grand-mère est folle quand elle me voit arriver, tout dégoulinant, et avec un tee-shirt qui a viré du blanc au marron. En plus je commence à éternuer. Elle m’enroule dans une serviette et me fait chauffer une tisane. Ça me fait penser à Cédric.