Fragment #110 – Les femmes dans leur douleur

9h13. Nous émergeons tranquillement de ce sommeil profond, où la fatigue nous avait plongés. Pas n'importe quelle fatigue. Une fatigue jouissive. Une fatigue que j'ai longtemps attendue. Une fatigue qu'elle m'a offerte hier.
Elle s'est tournée et me fait face. Nous nous sourions tendrement sans dire mot.
« C'était bien hier. »
Normalement c'est les mecs qui disent ça. T'es belle quand tu te la joues garçonne.
« Oui, dis-je en l'embrassant.
- Pourtant je n'aurais pas dû. »
Je vais peut-être savoir enfin pourquoi tous ces mystères. Je lui fais comprendre que je voudrais qu'elle en dise plus en lui prenant chaleureusement la main. Nos yeux confondus se parlent. Elle se serre contre moi et je n'ai plus de contact visuel qu'avec sa nuque et ses cheveux fins. Je la serre fort, pour comprendre sans qu'elle ne me dise quoi que ce soit. J'ai du mal en matière de psychologie féminine. Je ne suis pas très fort en message codé.
« Je... J'ai... Avant...
- C'est pas grave. Prends ton temps. Si tu n'es pas prête à me le dire je peux attendre. Je serai toujours là quand tu auras envie de parler. Je te le promets.
- C’était il y a longtemps. Je te jure Alex…»
Je ne la vois pas, mais je sens les larmes chaudes de ses yeux couler sur mon épaule. Nous restons sans bouger. Dans sa douleur.

Je rentre à Plombières en fin d'après-midi. Il pleut. Pour changer.
Une étrange odeur de propreté m'asphyxie à moitié lorsque je pousse la porte de la maison de moins en moins familiale. Dire qu'il n'y a plus que ma mère qui vive à temps complet dans cette grande maison vide. Elle est là, au fond de la salle à manger, près du buffet, astiquant l'argenterie qui ne pourrait pas briller plus. Son tablier et son chignon lui donnent un air de Bree Van de Kamp. Elle me dit bonjour de loin en souriant, puis sombre à nouveau dans son astiquage. Elle me désole. Je monte les escaliers qui glissent tant ils ont été cirés. Je dépose mon sac dans ma chambre. J'ouvre le premier tiroir de mon bureau. Je fouille quelques instants. J'en sors mon bip. Je me penche alors et attrape sous mon lit le chargeur. Je branche le tout. La lumière clignotante annonce que la batterie est en charge. Je sors de mon sac mon linge sale que je vais mettre dans la machine à laver. Ça ne la remplit pas entièrement. Je la ferai tourner ce soir avec les habits que je porte en ce moment.
Je redescends les marches que j'ai montées il y a un quart d'heure. Je vais m'asseoir face à ma mère, son torchon et ses couverts. Je ne dis rien. Elle non plus. Je la regarde briquer ses couverts.
« Ton permis s'est bien passé mon chéri ?
- Oui oui. Enfin je sais pas. Je n'ai pas fais de fautes éliminatoires, mais le type n'avait pas l'air commode. Alors...
- Oui tu ne peux pas savoir. »

- Silence-


Elle va les user à frotter si fort.
« Vas voir si le facteur est passé. »
Je me lève. Maman tu n'es pas sortie aujourd'hui, ce n'est pas raisonnable. Je ne reviens pas bredouille. Il y a tout le courrier depuis mercredi. Et la publicité qui va avec. Mais pas de réponse pour mon permis. Je me rassois sur la chaise que je viens de quitter, et épluche le courrier. Je la regarde. Elle ne dit rien. Moi non plus.