Fragment #1 – Le Dionysos

C'est la galère. Après la mort de maman, on a dû arrêter de faire brasserie. Et puis voilà que Dimitri pète les plombs, et pas moyen de mettre la main sur un nouveau serveur. Du coup, Lulla s'arrache les cheveux, et moi j'essuie les pots cassés. Y a pas à dire, Julian, il attirait pas mal les clients. Sans doute une question de gueule. Et il se débrouillait bien, le bougre. A croire qu'il peut se mettre dans la peau de n'importe qui. Même dans le rôle d'un serveur alors qu'il avait jamais fait ça de sa vie.
Dimitri, c'était une autre histoire. On peut même pas dire qu'il y mettait de la bonne volonté. Pas moyen de savoir ce qu'il veut, ce gamin. On aurait dû se douter plus tôt, que ça tournerait mal. Avant qu'ils l'envoient en psychiatrie. Toujours ailleurs, la tête dans les nuages. Maladroit comme pas possible.
Bon dieu, Julian, pourquoi est-ce qu'il a fallu que je t'écoute ? Si je t'avais pas embauché comme serveur, si j'avais pas voulu agrandir ce foutu bar parce que, grâce à toi, ça commençait à marcher, je me retrouverais pas aujourd'hui dans cette galère. J'étais pas bien, moi, avant, tout seul ici ? Bien sûr que si, j'étais même très bien. Maintenant, y a le caveau, y a de la clientèle, et si je trouve pas au plus vite un nouveau serveur, on s'en sortira pas.
Julian, tu nous a mis dans la mouise jusqu'au coup, tu le sais ça ?
On l'a ouvert quand, ce bar, avec maman ? C'était après que Méryl soit partie, après la naissance de la gamins, donc en quatre-vingt un, ou quatre vingt-deux. Bon dieu, vingt-sept ans déjà que je l'ai ouvert, mon Dionysos. Je me souviens comment maman me soutenait, après le divorce. Elle avait trouvé ce nom là, « Dionysos », en référence au dieu grec. Le dieu du vin. Plutôt bien trouvé, c'est vrai. J'ai tenu l'établissement tout seul pendant vingt-six ans, et puis il arrivé, lui, Sa Seigneurie, avec son petit air présomptueux et ses manières de poseur. Et son côté curieux, attachant.
J'avais envie de passer à autre chose. Normal, après vingt-six ans.
Il n'empêche que maintenant, c'est la galère.
Tellement la galère, que le Dionysos, je vais devoir le fermer.