Fragment #19 - De Retour

Je pensais ne plus te revoir, ma Desdémone. Et pourtant tu es là, tout en face de moi. Je te regarde, dans les yeux. Je me noie dans tes profondeurs bleutées qu’il y a tellement de temps que je n’avais regardées. Nous mangeons, l’un en face de l’autre. Et moi qui pensais ne plus pouvoir te revoir.
Tu es là, presque immatérielle dans le soleil couchant qui se reflète dans les vitres du restaurant. Tu es auréolée, et la cascade de tes cheveux blonds-roux m’appelle. J’ai envie de me mettre à coté de toi, de te serrer dans mes bras. De te montrer à quel point je t’aime toujours. Mais faut-il le montrer ? Me rejetterais-tu ? Pour l’instant je tente de ne montrer mon empressement que dans les mouvements de mes mains, les encoignures de ma bouche, l’air brûlant que j’exhale quand tes jambes se croisent sous la nappe.
Je t’aime ma Desdémone, ma Julie. Je t’ai toujours aimé. Tu le sais. Tu l’as toujours su.
Je suis en face de toi, et je te regarde.
Tu es silencieuse. Tu manges scrupuleusement, sans jeter un regard dans ma direction.
« Allo Jed ? C’est Julie. Oui, ça fait longtemps je sais. J’ai dû partir. Il fallait que l’on se sépare. Nous aussi tu sais. Je reviens sur Dijon pour une semaine. Ça te dit que l’on se revoit ? On va manger un bout ensemble ce soir ? »
Moi j’avais l’air d’un con. Je ne savais pas quoi dire. Je n’ai pas eu le courage de refuser. Nous allions nous voir. Alors que j’étais toujours fou amoureux d’elle. Et je savais que je n’allais pouvoir résister, que j’allais craquer. Devant elle, ou plus tard, je ne savais pas. Mais j’allais pleurer. Comme un mioche, me vider de mes substances. J’allais craquer c’était sûr. Ou lui demander de revenir. De m’aimer, à nouveau. Ça avait été si beau ces six mois passés ensemble. Tes jambes, ma Desdémone. Nous étions complémentaires. Inséparables. Et elle a coupé le fil. En un sens, elle a coupé le fil de ma vie. Je ne me sentirais plus pareil depuis ce jour là.
« J’ai connu d’autres plaisirs. »
Cette phrase, je l’ai pensée. Enfin je l’ai cru au début, mais Julie a relevé la tête.
« Comment ? » je n’ai rien dit, je lui dis. Mais c’était trop tard. Elle avait entendu. Elle, la susceptible, la têtue. La fourchette s’est arrêtée devant sa bouche. Elle me regarde, ses yeux me fouillent.
Ses yeux me blessent.
Je ne sais pas quoi dire. Je la regarde, simplement. « C’était dur, tout ce temps sans toi, Julie. Je n’ai pas cessé de t’aimer. J’en crève. Ma Desdémone… »
« Arrête avec ces niaiseries ! Et je te rappelle que Desdémone est morte, étouffée par son homme. Tu m’étouffais, tu sais. J’aurais pu mourir. Je ne suis pas une de ces poupées qu’on passe son temps à regarder. Avec laquelle on joue un peu. Puis qu’on jette à la poubelle parce qu’on s’ennuie. Je suis vivante, Jed, j’ai des sentiments ! Et je ne t’aime pas. Je ne t’aime plus. »
Couteau planté dans mon cœur à deux reprises. Je l’ai aimé à en perdre la raison, à la mettre sur un piédestal. Et elle ne se voit que comme une poupée. Mais c’est moi qui ai ces yeux de verre, ces yeux qui ne voient rien, par amour. Je la regarde. Longuement.
That whiter skin of hers, than snow, and smooth as monumental alabaster: yet she must die, else she’ll betray more men.
« Et tu ne parles qu’en citations, mon pauvre. Tu ne sais penser par toi-même ou quoi ? J’ai l’impression que tu te joues un rôle. Celui de l’amoureux fou. Sais-tu seulement ce que c’est que l’amour ? Je l’ai connu avec toi. Mais c’est fini. Et tu sais quoi, je n’ai même plus faim, je crois.» Elle se lève. Je la retiens. L’approche tout contre moi. Qu’elle sente à quel point je l’aime qu’elle comprenne ma douleur, brûlante. Et je l’embrasse. Je m’attends à une cinglante répartie, une gifle à toute volée. Mais elle se laisse faire.
Et soudain je ne la comprends plus.