Fragment #34 - Rêve deuxième : les autres

Un déluge. C'est un véritable déluge qui s'abat sur moi. Je ne sais plus très bien où je vais, tout est trouble sous cette pluie. Soudain, il me semble distinguer quelque chose. Deux lumières jaunes qui se rapprochent. Un peu éblouie, je me recule. Quelques secondes plus tard, le bus s'arrête devant moi. Les portes s'ouvrent, je monte.
Il y a beaucoup de monde. Malgré cela, je parviens à repérer une place libre, à l'avant du bus. Je me faufile entre un groupe de lycéennes stupides, passe près d'un gros barbu transpirant, puis arrive enfin près du siège libre. Au moment où je pense pouvoir m'assoir, une petite vieille me pousse et s'installe à ma place. Je ne dis rien. De toute façon, qu'est-ce que je pourrais dire ? Les gens sont vraiment cons. En fait, je les déteste. Tous.
« Pourquoi ? »
Je sursaute. Derrière moi, un jeune garçon, le teint clair, cheveux bruns. Il me regarde étrangement.
« Pourquoi tu me détestes ? »
Je le regarde un instant, sans comprendre.
« Je...
- Pourquoi ?
- Mais, je ne te connais pas. Je ne...
- Pourtant tu l'as dit.
- Qu'est-ce que j'ai dit ?
- Que tu nous détestais tous. »
A nouveau, le gamin me dévisage. Mais merde, qu'il me laisse tranquille à la fin. Je me retourne, pour éviter son regard, oppressant. Malheureusement, ce sont les mêmes yeux que je trouve de ce côté. Les trois lycéennes ont stoppé leurs discussions idiotes et me fixent comme des zombies. Mais qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce qu'ils ont tous ? Tout autour de moi, les gens me regardent, avec cet air insupportable. Je recule, de plus en plus paniquée.
« Pourquoi ? »
Je pousse un petit cri quand je découvre le gamin, à nouveau derrière moi.
« Mais lâche moi à la fin ! »
Je me mets à pleurer.
« Dégage... Dégage ! »
Qu'ils me laissent tous. Je ne veux plus les voir ! Disparaissez tous ! Je vous déteste,
dégagez ! J'ai le cœur qui bat à cent à l'heure. Tout à coup, des gouttes d'eau et du vent viennent me frapper le dos. Je me retourne. Les portes du bus sont ouvertes mais nous roulons toujours. A l'extérieur, c'est encore la tempête, on ne distingue rien. Le gamin s'approche doucement de l'ouverture.
« Eh ! Attends ... »
Je ne réagis pas assez vite. Le gamin est happé. Je reste debout, abasourdie. Je ne vois que cette porte ouverte, je n'entends que le gémissement du vent. C'est insensé... Tandis que je tente de comprendre ce qu'il vient de se passer, je sens qu'on me bouscule. Ce sont les lycéennes. Elle passent devant moi, en file indienne, et se dirigent vers la porte. J'essaye de bouger mais mes jambes sont comme collées au sol. Impuissante, je les regarde se jeter à l'extérieur. C'en est trop pour moi, je m'effondre sur le sol. Sur le siège situé juste à côté de moi est assise une mère, portant son jeune fils sur ses genoux. Je lève la tête dans leur direction, le regard plein de larmes. Derrière eux, la vitre se fissure avant d'éclater. A leur tour, ils sont aspirés à l'extérieur. Je me cache le visage dans les mains pour ne pas voir. Mais j'entends. J'entends tout autour de moi le verre se briser, et les passagers du bus disparaître les uns après les autres dans la tempête. Finalement, le calme revient. J'ouvre les yeux. Personne. Il n'y a plus personne. Non. Il y a encore quelqu'un. Une fille, debout, au milieu des débris et des éclats de verre. Au milieu d'une cascade de cheveux rouges comme le sang, son regard sévère est rivé sur moi. Je m'approche doucement.
« Que s'est-il passé ?
- Ils ont disparu, me répond la fille, sans me lâcher des yeux.
- Pourquoi ?
- C'est ce que tu voulais.
- Quoi ?! C' est faux ! Je...
- Tu les détestais. »
La fille se rapproche de moi. Elle vient si près que je ne distingue rien d'autre que ses deux yeux qui me poignardent. Elle reprend :
« Mais qu'est-ce que tu crois ? Que tu vaux mieux que les autres ? Que tu vaux mieux que moi ? »
Je peux à présent sentir son souffle sur mon visage, et ses paroles qui se répandent en moi, m'imprégnant de leur vérité. La vérité... La vérité, c'est que je hais les autres, parce que je sais que je suis comme eux. Mais je ne veux pas leur ressembler. Et pourtant... Si j'allais un peu plus vers eux, si je me fondais dans leur masse, ce serait sûrement moins dur. Je ne sais pas si j'en suis capable.
Ma réflexion est interrompue par un grondement puissant. Par toutes les ouvertures, des litres d'eau s'engouffrent dans le bus. Je regarde à nouveau devant moi mais la fille aux cheveux rouges a disparu. Bientôt je suis submergée par la vague, et très vite, l'eau envahit mon corps, mon cœur et mon esprit. Je sombre.