Fragment #46 - Le malheur des autres

Boui-boui chinois rue Oberkampf. Alexandre en face de moi. Du porc au caramel avec riz cantonnais dans nos assiettes. Baguettes en main. Il me dit qu'il est rentré à Dijon le weekend dernier, et que Julian a eu un accident. Ni lui, ni Florian, ni Lola ne nécessitent que l'on s'inquiète à leur sujet. En revanche, le petit ami de Lilian, Robin, est décédé.
Je ne sais pas quoi dire. Lilian est un garçon sensible et adorable. Il a perdu celui qu'il aimait il y a une semaine et moi je maudissais Alex de ne pas être là pour s'occuper de mes pitoyables petites affaires de coeur. Je me sens soudainement honteuse et ridicule. Des gens disparaissent à la surface de la Terre à chaque instant, et parfois, nous qui avons le bonheur naïf et insouciant de ne pas partir avec eux, nous oublions la proximité intime et macabre que la mort entretient avec nous.
Une pensée émue me lie à ce garçon, à la peine qu'il doit éprouver. Qu'est-ce que je ressentirais s'il arrivait quelque chose à Damien ? Je ne sais pas. Ce n'est pas la même chose, je crois, je ne sais pas, est-ce que ça n'est pas exactement la même chose ? Pourquoi est-ce si dur et douloureux de m'avouer à moi-même combien je serais ravagée par sa disparition ? Pourquoi est-ce que je fuis de cette manière tout attachement ? Alex me regarde droit dans les yeux, et parfois, même toi petit frère je regrette de t'aimer autant. Si tu t'en allais, je le sais, je n'y survivrais pas.
« Maman sort avec un collègue à elle.
- Quoi ? La garce. Et toi tu appelles ça une bonne nouvelle.
- J'ai pas dit que c'est une bonne nouvelle. Mais je n'ai pas dit non plus que c'est un mauvaise nouvelle. C'est sûrement bien pour elle.
- Papa est mort il y a moins d'un an.
- Elle est seule.
- Papa est mort il y a moins d'un an. »
Laisse tomber, petit frère. Je ne te laisserais pas espérer me convaincre. Sylvie est une véritable ordure et il semblerait qu'elle s'acharne mois après mois à me décevoir. Faire ça à papa alors que la date de l'anniversaire de sa mort approche... c'est absolument intolérable et vulgaire. J'écume de rage. Mes mains en tremblent.
Alex s'en aperçoit, et il me parle de Robin à nouveau. Je me focalise sur le deuil de Lilian, et cette souffrance, de manière morbide, me fascine. Elle fait naître en moi un personnage, et je comprends que j'ai désormais en tête le synopsis de mon prochain court-métrage.