Fragment #2 - Safari nocturne

La télévision me regarde depuis déjà plus de deux heures. Les images passent, affaiblissent. Un visage interpelle, s’attaque à ma mémoire avec une grosse pelle, déterre un morceau de passé. Hideux. Cette prof d’anglais nous aimait tellement et s’était tellement attachée à nous qu’elle a toujours eu besoin de lire la liste d’appel, à chaque cours, afin de s’assurer que chacun de nous était présent. Cette araignée a donc lu mon prénom trois fois par semaine, pendant trois longues années de collaboration scolaire. Mais elle ne l’a jamais écrit correctement, obstinée à gréciser mon troisième ‘i’. Certes elle n’est pas la seule, beaucoup d’autres n’ont jamais questionné que leur intuition lorsqu’ils se trouvaient en situation d’hésitation face à ma septième lettre. Même Déborah m’a toujours collé ce ‘y’ injustifié. Parfois cette lettre évoque un coup d’état, me donne la nausée. C’est le cas lorsqu’un détail indéterminé du décor me rappelle soudainement cette prof, minable. Il n’y a pas d’autre cas. Réellement, la grécité de ce ‘i’ ne m’atteint pas. Jamais. Mais cette hyène n’a aucune excuse. Son erreur tend vers la sincère volonté de mépriser.
Stop ! Assez... Tant de haine en si peu de temps. C’est difficile à digérer. Et je ne dois pas pleurer ce soir. Pas sur le passé. Décision. Shoes, veste, écharpe, mon Nikon et mes clefs : ce soir, c’est soir de chasse. J’introduis deux alcalines dans le fusil, désactive le flash automatique pour ne pas être vu. Dijon, j’arrive...
Je suis dehors depuis dix secondes seulement, peut-être moins, et ça sent déjà le bon safari. Je rêve de gros gibiers... J’intensifie l’allure. Encore. Je passe bientôt le mur du bonheur. La flore est magnifique en cette fin d’automne car, comme chaque année, la nature se fait belle pour l’hiver. Dignement. Mais cette année tout est réalisé avec une application particulière. Les lampadaires ont tous éclos et je n’en ai pas encore vu un seul éclater en sanglots. Les parcmètres sont presque tous arrivés à maturité. Quelques trottoirs ont même déjà fleuri. Rare. Je plains ceux qui dorment... Ma ville étale devant mes yeux - qui n’ont jamais autant vu de ma courte vie - des couleurs par milliers, sans une seule goutte d’eau ni un seul rayon de soleil.
Soudain j’aperçois deux yeux clairs, me fige immédiatement. C’est une automobile. Incroyable. Une Xantia, de toute évidence un modèle de race pure car son pelage noir brille sans la moindre erreur. La Xantia est une espèce en voie d’extinction, pourtant ce spécimen, immatriculé vingt-cinq, a visiblement parcouru de nombreux paysages afin d’arriver jusqu’ici, et sans aucune blessure. Je n’ai jamais vu un tel mastodonte ailleurs que dans les livres.
Son dresseur ! Je dégaine le plus rapidement possible, zoome sur l’imposant gazolivore, mais trop tard.
J’ai seulement pu apprécier l’impressionnante accélération du redoutable prédateur. Mais je n’en rapporterai malheureusement aucun trophée. Si j’avais mieux dormi ces dernières nuits, j’aurais certainement pu obtenir un cliché. Peut-être même plus... Les bâillements sont de plus en plus convaincants. Certes ils argumentent violemment, comme d’habitude, mais ils sont convaincants. Il est tard, je n’ai pas l’heure. Si la dernière diligence est déjà passée, il faudra marcher. Le cœur débordant d’espoir, je me dirige alors vers l’abribus le plus proche. Zola. Je m’assois. C’est froid. Et puis j’attends. J’attends...