Fragment #26 - Chez Lorenzo

Lorenzo m'a aidé à calmer Julian, pris d'une crise de folie. Jamais je n'avais vu pareille fureur, comme si une bête tapie en lui avait décidé de surgir, armées de griffes et de crocs, et de se révéler. Et j'ai regardé ses yeux exorbités en écoutant ses cris, tétanisée, et l'animal que j'ai vu a saisi mon coeur. J'ai vu en Julian une chose que l'on ne voit en personne, une folie à laquelle jamais je n'avais été confrontée. Comme s'il était sorti de tous ces carcans qui retiennent les hommes, comme si les règles ne s'appliquaient plus à lui.
« C'est quoi son problème ?
- J'en ai aucune idée, Lorenzo.
- Tu le connais depuis quand ?
- Depuis la fac. 2005. On faisait partie d'un même cercle d'amis. Il a beaucoup changé, je ne l'avais jamais vu comme ça.
- Et pourquoi ils veulent le buter, là-haut ?
- Il a présenté un manuscrit à David Brossard, et il y raconte des histoires qui concernent un certain Charly, et un certain Clan des Antiquaires. En gros, il déballe beaucoup de choses un peu compromettantes.
- D'où il sait tout ça, lui ?
- C'est le petit fils de Robert Mahogany, l'ex trésorier des Antiquaires, et d'Elisabeth Launay. Je crois qu'ils sont encore très actifs et qu'ils essayent d'initier Julian, mais lui il n'y est pour rien.
- On aurait dû buter ces vieux schnocks depuis des lustres. Crois-moi, si j'étais à la place de Rozia, ça serait ma priorité absolue.
- Mais de là à éliminer Julian, alors que l'Enfer pourrait tout aussi bien le récupérer...
- Ecoute Maya, très franchement, j'aime pas Rozia III. Il a complètement perdu les pédales depuis qu'il remplace le II et il fait n'importe quoi, sans savoir gérer ses priorités. Déjà, envoyer un tueur sur le dos d'un gosse, faut pas avoir les yeux en face des trous. En plus le rater et l'apprendre des mois plus tard, faut être complètement à côté de la plaque.
- Qu'est-ce qu'on peut faire, alors ? »
Lorenzo s'assied sur son canapé et se sert un verre de rhum. Il fixe un point dans le vide, ses yeux soutenus par des cernes bleuâtres, comme si la musique qui s'échappe des enceintes du salon s'infiltrait en lui pour nourrir son cerveau. Lorenzo est un grand amateur de sexe, d'alcool et de musique. Trois ingrédients nécessaires à son bien-être et à son efficacité. Il appartient à la famille du vrai Rozia, le Rozia d'origine, et il est haut placé dans le Cercle de l'Enfer. C'est aussi un ami à mes yeux, car il sait que je ne suis pas juste une jeune fille de vingt-deux ans. Il a compris, au fond de lui, que j'étais beaucoup plus que ça. Et du haut de ses quarante ans, il se présente à mes yeux comme un père de substitution, un parrain. Je le regarde, mon verre de rhum à la main, attentive au mouvement de ses lèvres, prête à sauter sur sa première idée.
« Je crois que je sais ce qu'on va faire, Maya. Mais il va falloir que tu sois sacrément courageuse, parce qu'on ne va pas y aller de main morte, sur ce coup-là... »