Fragment #1 - Là où tout a commencé

« C'est ici. »
Elle désigne la piscine entourée de dalles blanches. L'eau qui sent le chlore est calme et reposée. Je regarde tout ça, j'essaye d'imaginer. C'est donc ici que ça s'est produit. Il y a treize ans. Je ne sais pas vraiment ce que je ressens, au fond de moi, à la vue de ce décor. Une sorte de malaise peut-être, mais sans excès. Il y a des lauriers roses autours des murs. Le sol pavé d'ocre mène jusqu'à une petite douche extérieure, avec un pédiluve. De l'autre côté, je vois le barbecue en pierre dans lequel on préparait des sardines grillées au citron, à l'ombre d'un oranger, et je pense à Luis, qui a construit tout ça, et qui fume à présent sa pipe sur la terrasse pour profiter de la fraîcheur du soir, tandis que Ben décharge nos valises en râlant.
Je prends une photo de la piscine pour la mettre sur mon blog. Peut-être même que je pourrais l'utiliser comme image de profil pour Facebook. Maman pose une main sur mon épaule et me dit d'aller rejoindre Ben pour l'aider, de dire bonjour à papy Luis en passant, et de mettre mes tongs. Je cours à la voiture, attrape ma valise et la tire du coffre. Ben grogne en bousculant les sacs de maman, à la recherche de je ne sais trop quoi. Mes bagages en main, je me dirige vers la terrasse de la villa, où Luis me salue en criant « ¡hola mi nieto! ». C'est toujours un peu gênant, les retrouvailles avec les gens qu'on n'a pas vu depuis longtemps. On a le regard qui flotte un peu partout, on ne sait pas trop où le poser. Quand ils parlent une autre langue, c'est pire encore, parce qu'on ne sait pas quoi dire. « Hola. » Je dis ça avec l'accent français, alors que d'habitude, je me débrouille plutôt bien. Ça doit être Luis qui m'intimide, je ne sais pas trop. Il a l'air de se dire « toi mon gaillard, je vais t'apprendre à causer comme il faut, tu vas voir », avec ses sourcils qui se froncent et sa pipe qui crache une fumée puante.
« Bonjour Luis, dit Ben en arrivant, ses bras chargés de bagages.
- Hola Benito. ¿Buen viaje?
- Si si, moui bienne. »
L'accent de Ben est encore pire que le mien. Mais lui, on dirait qu'il fait exprès, comme s'il voulait montrer qu'il est français, et c'est tout. Je cours dans la maison avec ma valise, traverse le salon et retrouve le chemin de la petite chambre qui m'est destinée. En vrai, c'est la chambre de mon cousin Joan, enfin, mon grand cousin plutôt, celui de maman. Quand nous venons passer les vacances ici, il est obligé de dormir sur le canapé, et ça m'embête, même s'il dit que ça ne lui fait rien. Je pose ma valise dans un coin, sors un ordinateur portable, et l'allume. Les murs d'ici, sont vides, le sol carrelé de blanc. J'ai toujours trouvé que la villa était impersonnelle, comme si Luis avait voulu qu'aucune âme ne s'imprègne dans les lieux. Notre appartement à Paris est bien plus chaleureux, finalement.
Dehors, j'entends maman qui fond en larmes dans les bras de son père. Ca faisait un an qu'il ne s'était pas vus, il faut dire. Alors, naturellement, je pense au mien, et je me demande ce que je ferai le jour où nous serons face à face pour la première fois. Est-ce que je pleurerai ? Est-ce que je ressentirai quelque chose ? Et si mon regard papillonnait dans le vide, et s'il ne passait rien ?
Une petite fenêtre s'allume sur le côté de l'écran et me dit qu'il n'y a pas de réseau disponible.
Ça commence mal.