Fragment #3 – Noyer l'ego dans le chlore

Désormais, l'eau est là, tout autour de moi. J'ai plongé au fond du bassin et je ferme les yeux, et le monde entier s'efface peu à peu. Il n'y a plus de bruits ni d'images, il n'y a plus d'autres sensations que celle du liquide entourant mon corps. Je souffle de l'air et je coule au fond de la piscine, lentement, comme une pierre. Mes pieds touchent le sol carrelé de bleu, mes bras retiennent mes jambes collées à mon torse. Je suis un fœtus qui baigne dans le chlore. Qui s'en nourrit avant d'éclore.

Tout est noir. Je me replie dans le vide, coupé de la réalité. Ici, on est bien. Seul avec soi-même. En tête à tête avec son âme. Il y a quelque chose de ressourçant, au fond, mais il ne faut pas craindre le silence. Le monde est plein de sons, de voix, de cris. J'ai parfois besoin de quitter ces murmures incessants, mais jamais je ne trouve le temps, il faut toujours que les bruits me collent et me suivent comme des mouches. Je crois qu'à force de parler, parler, parler, on en oublie que l'on est soi, avant tout. On en oublie notre identité.
Tremper l'ego, le noyer, c'est un peu aussi pour l'isoler des autres, le redéfinir et le redessiner. J'ai besoin de comprendre qui je suis, pourquoi c'est si flou autour de moi, pourquoi les contours se diffusent et s'effacent. Si j'allais voir un psy, il me dirait sans doute que ce ne sont pas des questions qu'un garçon de mon âge doit se poser. Je devrais plutôt me préparer, il paraît que l'adolescence est longue et douloureuse, et qu'elle survient de plus en plus tôt. Voilà précisément pourquoi je ne vais pas voir un psy. On trouve déjà les réponses que l'on veut sur Wikipédia, il suffit de savoir chercher, de taper les bons mots clés : puberté, acné, sexualité. Je sais que mon corps va changer, je sais que mon rapport au monde va évoluer. Et puis, si un psy me demandait « qu'est-ce qui vous amène ? », dans l'attente de me voir débiter mes soucis, je serais contraint de lui répondre :
« A vrai dire, je voudrais que mes problèmes vous semblent insolubles et que vous ne parveniez pas à les résoudre, sans quoi j'aurais la désagréable -et même insupportable- sensation de me voir classifié, rangé, cloisonné dans vos rayons de connaissance de la psyché humaine. Il faut donc que je complexifie les choses volontairement, que je torde ma vie en tous sens pour vous embêter. Ce n'est pas que j'estime vos capacités, je me garde bien d'ailleurs de me faire une opinion sur vous alors que je ne vous connais pas, mais on n'est jamais trop prudents. Peut-être qu'au fond, il n'y a rien de plus simple. Je ne souhaite pas être comme les autres, et vous me direz de ne pas m'inquiéter, car la plupart des gens me ressemblent et rêvent de sortir du lot. Alors, je vous détesterai, car c'est précisément ce que je ne veux pas entendre. Je ne veux pas non plus m'entendre dire que je suis unique, spécial, particulier. En fait, je ne veux rien entendre du tout. Je veux juste que les choses restent nébuleuses et abstraites. Si je dis « je suis ainsi », cela réduirait considérablement mon individualité. Et je ne supporte pas l'idée que l'on me réduise avec des mots. »
Mais je ne dirais rien. Je ne pense pas être quelqu'un de bavard, et puis je n'aurais pas le courage. On me dit souvent que je suis dans la lune, silencieux, taciturne. On dit toujours beaucoup de choses pour se persuader que l'on a tout compris. En ce qui me concerne, ce n'est pas de la timidité, mais seulement mon esprit qui est très occupé. Il y a trop de choses à penser, et puis je n'aime pas ma voix. Les gens me confondent avec ma mère au téléphone, ils me disent : « Mme Escobar ? » et je n'ai pas d'autre envie en cet instant que de leur raccrocher au visage. Pourtant, je reste calme, et je réponds : « Non, c'est son fils. » On s'extasie devant mon air mature, ou bien on me trouve un peu mou, absent, comme un coquillage vidé de son habitant. Je m'en fiche. Les gens ont toujours besoin de ranger tout ce qu'ils trouvent dans des catégories pré-établies. Ils ont besoin de savoir si je suis un surdoué ou un imbécile.
Est-ce que je ne peux pas être un peu des deux ?

Le visage de mon père se dessine devant moi. Je voudrais ouvrir les yeux, mais le chlore me brûlerait sans pitié, et l'air commence à manquer. D'un coup, mes pieds appuient sur le sol et me propulsent à la surface.