Fragment #51 – Nous sommes les héritiers

« Tu me crois maintenant ? »
Je crois que Lulla vient de me coller un poisson dans le dos en faisant semblant de me bousculer. Elle et Louis font ce concours depuis l’aube, de marquer d’un animal en papier le plus grand nombre de clients possible. Or aujourd’hui je suis un client. C’est très sérieux, et très réglementé. Ils se sont partagé le Dionysos en territoires de chasse, à savoir la salle pour Lulla et le bar pour Louis, et transposent leurs victimes respectives en bâtons tracés à la craie sous le menu du jour. Pour moi, menu spécial : Salade de souffrances avec morceaux de souvenirs, gratin de déchirures saupoudré d’une pincée de sel de larmes, crème de cauchemars et éclair au sourire nappé d’espoir. Je regarde Ambre. Ses yeux noisette. Son chapeau. Oui, certes elle l’a posé sur la table mais elle est venue avec son chapeau. Par-dessus nos chocolats, elle m’a fait part de ses souvenirs et rendu ceux de mon enfance qu’elle a gardés pendant toutes ces années, reconstruisant doucement ce pont qui nous aurait liés dans un lointain passé en justifiant chaque nouvelle poussière de pierre posée par le plus grand argument ad nominem qui soit : Michelle. Nous sommes les héritiers de son amour et de sa manière de nous le donner. C’est tellement plus que le secret de son chocolat chaud, je suis pas sûr que t’ en aies complètement conscience… Je ne sais pas. Je pense à Déborah. Avec elle tout est tellement plus rare mais tellement plus simple aussi. On ne s’est jamais demandé si on pouvait avoir confiance l’un en l’autre. C’est comme normal. Ou naturel. Fixer vaguement une horloge pendant un siècle et subitement se demander quelle heure il est. Devant cette évidence qui n’a ni source ni raison d’être, j’ai confiance en Déborah. Je la crois. Et c’est ainsi sans qu’aucun de nous deux n’aie eu à faire le moindre choix.
« Dimitri… »
Je regarde Ambre. Je cherche la réponse dans l’évidence de tout ce que Michelle nous a donné mais ne trouve rien. Que l’illusion d’un peu d’amour tombé de ce nulle part dont seule Michelle a la clef. La question d’Ambre a le parfum d’un choix. Je ne comprends pas. Une gorgée de chocolat pour fausse tentative d’évasion partielle.

Ma tasse rendue à la table, je sens les mains moites et tremblantes d’Ambre entourer les miennes. Elles sont chaudes. Le reflet de ma vie m’apparaît alors au fond de ses yeux noisette.
« Je te crois. »