Fragment #28 - Café noir

Un élégant filet de café, volute liquide, coule dans mon bol, comme relié directement à mon poignet. La fumée qui s’en dégage et monte jusqu’à mes narines me laisse un avant-goût dans la gorge ; son odeur me réveille chaque seconde un peu plus. Je repose la cafetière, et, debout, prend entre mes mains le bol. La chaleur se diffuse dans mes doigts, dans ma paume, traverse la couche supérieure de l’épiderme, circule tout doucement dans mes vaisseaux sanguins ; et je frissonne de me rendre compte que j’avais froid.

J’avance le cou comme un gallinacé tandis que mes mains portent le précieux nectar à hauteur de mes lèvres. Je souffle doucement, créant de petites vagues à la surface, qui deviennent tempêtes miniatures lorsque j’expire plus fort. Je ferme les yeux, passe le nez juste au-dessus de la noirceur réconfortante, l’amertume me pique les narines et me fait saliver. Puis j’éloigne un peu le bol, juste assez pour pouvoir admirer la robe dont se pare ce qui n’est, au fond, qu’un mélange de graines grillées et d’eau chaude. C’est dingue ce qu’on peut faire en choisissant les bonnes graines… Tour à tour cuivrée, rouge, d’un noir profond ou d’un chaleureux marron, la surface tourne sous l’impulsion de ma main, s’arrête, glisse d’un côté du bol, puis de l’autre.

Et puis vient l’instant fatidique, l’instant merveilleux, l’instant où cette chaleur, cette amertume, cette fluidité vont toucher mes lèvres, échauffer ma langue, brûler ma gorge, laisser sur ma glotte et mon palais un arrière-goût délicieux, entre la noisette carbonisée et la terre humide. Je commence par avancer le bout de la langue, comme une promesse de scarification en sacrifice sur l’autel du Dieu Arabica. Le contact ne dure que quelques centièmes de seconde. Puis un deuxième s’établit, et finalement, je décide que ce n’est pas si chaud que ça. Mes paumes s’accrochent un peu plus fermement aux rondeurs du récipient, mes lèvres se collent au bord, et mes poignets se chargent de faire basculer le liquide lentement dans ma bouche. La première gorgée est toujours la meilleure, la plus amère, la plus chaude, celle qui s’empare de tous les sens, enivrante, comme le tout premier orage d’un été caniculaire.

Et cette gorgée ne me déçoit pas, elle est exactement ce qu’attendaient mes papilles échauffées par tant de préparation.

Je plonge à nouveau le nez dans mon bol, un peu trop fort peut-être, car il se retrouve pendant un court instant à toucher la surface brûlante. Un jour, j’avouerais sûrement que je suis maladroite. Mais pas aujourd’hui. C’est évidemment de la faute du café, pourquoi il se déplace si vite ? Je pose le bol sur la petite table à laquelle je suis adossée, puis m’essuies le bout du nez avec le revers de la main, juste entre la première et la deuxième petites bosses qui sont à la base des doigts. Puis secoue machinalement le poignet devant moi, comme lorsque la première goutte de pluie d’un ciel capricieux tombe à cet endroit précis, entre la base de l’index et celle du majeur.

Je fais craquer mes doigts, puis emmêle mes deux mains en les croisant ; tend les bras devant moi, puis je décolle les fesses de la table, et passe l’arche formée par mes mains au-dessus de ma tête, agrandissant le dos. Baisse les bras, puis penche la tête à gauche, à droite. Je reprend le bol brûlant et me plonge à nouveau dans un délice de café noir.