Fragment #69 - Trop de gamins...

Jérôme toque à la porte de mes grands-parents. La maison, bien que située vers le centre de la ville, est vraiment grande. Quand on a de l'argent...
Le panneau de bois s'ouvre, dévoilant Véronique, derrière laquelle s'entassent trois ou quatre gamins curieux. Je sens déjà que cela va être ennuyeux... je ne sais pas ce qui m'a pris de venir. Bah, j'ai déjà gagné une demi journée ; nous aurions du partir ce matin, Jérôme et moi, mais à cause d'un problème de plomberie nous n'avons pu décoller qu'en milieu d'après-midi, ce pourquoi nous n'arrivons que peu avant le dîner. Tout le reste de la famille est sans doute là depuis le matin ou la veille, je ne sais pas vraiment. Véronique me fait la bise tandis que je suis mon père à l'intérieur de la maison. Les bambins ne se rappelle même pas de moi, tant le temps s'est écoulé depuis la dernière fois que je les ai vus. Ils font leurs timides, s'éloignent, me regardent depuis le salon à travers la porte vitrée. Je me rappelle du nom de chacun, ne serait-ce que pour les avoir vu en photographie. Ici, Geoffrey, Michel et Antony se chamaillent ; là, Claire parle avec Léa, et Camille tente de s'intégrer dans leur discussion, malgré ses deux ans de moins. Et puis, qui se dirige vers nous pour nous dire bonjour, la plus âgée de tous après moi, Déborah. Je suis surpris par sa belle apparence. Elle est habillée simplement, d'un jean et d'un tee-shirt, n'est pas maquillée, mais son visage a quelque chose qui me saisit. Je ne me souvenais pas de ça. Ses cheveux sont rassemblés à l'arrière de sa tête en une queue de cheval qui se balance au rythme de ses pas.
Elle se penche à son tour sur moi pour me faire la bise, ainsi que le souhaite le rituel. Ses yeux sont d'un bleu magnifique, d'une clarté limpide. Et au fond, une étincelle comme on en trouve chez peu de personnes, un torrent a priori du même bleu que ses yeux, mais qui se teinte subtilement de vert, comme les eaux d'un fleuve en crue, insondables, rapides, tumultueuses et impérieuses. Lorsqu'elle se recule, je m'y laisse un instant absorber, mais je crois que la fixité de mon regard la gêne. Et étrangement, je n'ai pas envie de la gêner, aussi détourné-je les yeux pour continuer de dire bonjour aux personnes présentes.
Quand enfin tout le monde a eu droit à mon salut, je vais m'installer dans un canapé du salon. La plupart des adultes sont dans la cuisine, mais certains discutent fortement dans la pièce. Thibault, un de mes oncles, se tourne vers moi pour m'interroger sur mes études. Je réponds vite à ses questions, sans donner de détails, et il se lasse rapidement.
Déborah entre dans la pièce, la balaie du regard, et avise la place libre à côté de moi. Elle s'y laisse tomber. Tout en elle évoque une sorte d'ennui désespéré, une envie d'être ailleurs. Elle me regarde quelques secondes.
« Léopold, c'est ça ? »
Elle connaît mon prénom... C'est fou, ça. J'hésite une seconde. Lui répondre une connerie, l'envoyer ailleurs ? Quelque chose me souffle de ne pas le faire. Peut-être cette étincelle qui brille au fond de ses yeux, même lorsqu'elle est au repos.
« Ouais... Et toi Déborah. »
Elle sourit une seconde, et l'étincelle s'agite, le fleuve se tord avant de revenir dans son lit.
« Exact. Tu viens pas souvent aux réunions de famille, je ne t'ai pas vu depuis super longtemps, je crois...
- Exact également. »
Quelle mémoire. Je poursuis :
« Je ne vois pas vraiment l'intérêt de tout ce déballage de personnes, tous ces gamins qui courent... »
Comme pour appuyer ma phrase, les jumeaux, Michel et Antony, ainsi que Pierre et Geoffrey passent en courant entre nous et la table, hurlant, aussitôt réprimandés par leurs parents. Sitôt que ces derniers se sont détournés, les gamins recommencent à crier en s'éloignant dans une autre pièce. Déborah a de nouveau ce petit sourire étrange.
« C'est un peu saoulant, oui... »
Je crois qu'elle s'apprête à dire autre chose, mais nous sommes appelés à table. Je me lève pour me diriger vers la salle à manger.