Alsciaukat
| Sujet: Fragment #71 - La cuisson du corbeau 13.04.08 16:07 | |
| Mercredi 11 avril 2007 à Tours Georges s'assoit à côté de moi, comme à son habitude désormais. Je ne dis plus rien. Pendant le cours, nous parlons peu l'un avec l'autre. Je préfère ça à quelqu'un qui ne cesserait de parler à tort et à travers. C'est le moins pire, en quelque sorte. Je sens son regard posé sur moi, et je tourne la tête vers lui. De ses yeux s'écoule toujours cette calme rivière blanche, qui apaise les autres, et me donne des envies de meurtre. Je sors mes affaires, tandis que le professeur passe à côté de moi pour constater que j'ai fait l'exercice qu'il avait demandé de finir pour aujourd'hui. La correction débute, et déjà je suis ailleurs, mon regard aspiré par les fenêtres et la vue sur les toits qu'elles offrent. Comme toujours, quelques corbeaux y tournent. Cherchent-ils à manger ? Ne sont-ils là que pour nous narguer ? Les mots s'emballent. Je prends une feuille de brouillon et un crayon de papier.
Une bande d'enfants se chamaille et regarde Sur le bord du trottoir le tableau désolé. Ils s'approchent et reculent du corps vérolé, Prenant soin de ne pas y toucher par mégarde.
Autour d'eux les passants se penchent sur la scène, Curieux de découvrir ce qui fait tant de bruit, Découvrent au soleil la carcasse qui luit, Et s'éloignent, choqués, de ce spectacle obscène.
Au milieu des organes grouille la vermine, Cible des attentions des macabres gamins Qui rentrent enfin chez eux quand le jour se termine. Puis la lune se lève et recueille en sa main, Soulevant de la rue, vaste et sinistre enclume, Le coeur des attentions, un cadavre de plumes.
Je sens l'odeur de la charogne, directement issue du poème de Baudelaire du même nom. Arriverai-je à m'en détacher ? Ce ne doit pourtant pas être si dur... Georges fait son commentaire habituel, moins positif peut-être que ceux qu'il fait la plupart du temps, mais je m'en moque. Je sais ce que valent mes poèmes, et celui-ci n'est pas le moins terne. La pause arrive vite. Je reste assis à ma place, dénué de toute envie d'aller parler aux autres. C'est Marie qui vient me voir. Elle ne m'a pas parlé depuis ce dimanche encore gravé dans mes yeux. Cette rupture, aussi stupide soit-elle, aussi peu d'importance puisse-t-elle avoir pour moi, m'a étrangement marqué. « Léo... » Elle a l'air d'hésiter. Je ne veux pas parler. Je ne sais même pas si je le peux. Je sens les torrents de glace qui reviennent en moi, m'immobilisent. Toute émotion me quitte, je redeviens cette statue glacée. « Léo, tu sais, j'aimerais bien qu'on puisse être amis quand même... » C'est ça qu'elle veut. « C'est mort. » Deux syllabes sorties sans que j'ai pu les retenir. Deux syllabes qui m'ont déchiré la bouche, quand les stalactites qui s'y étaient formés s'enfoncent dans ma langue à chaque mouvement du palais. Elle me regarde d'un air étrange, presque choqué. Je la comprends. « Tu... tu rigoles ?... tu... » Elle déglutit péniblement. Ses yeux s'assombrissent au fur et à mesure que mon pétrole s'y écoule, y délaissant une obscure marée noire. Elle se retourne, presque tremblante, s'éloigne vers une autre place. | |
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