Fragment #99 - Je suis bien

Je sens une rigole de sueur dégouliner sur mon dos. La chaleur est accablante, ici, malgré la pluie qui semble sévir partout autour. Mais je continue de pédaler, pour ne pas me faire distancer, pour faire celui qui avance à la même vitesse que les autres sans peiner le moins du monde. J’ai l’impression de m’enfoncer dans un nouveau rôle stupide, tellement différent de ceux que j’ai déjà pu jouer auparavant… Avant je le faisais volontairement, je le créais de toute pièce, je choisissais chaque élément avec minutie pour séduire un peu mieux l’autre. Et là… je ne le veux même pas. Je le joue sans le faire exprès. D’un autre côté, je ne vais quand même pas avouer aux autres que je fatigue…
Derrière, Léa, elle, semble vraiment fatiguée. Je songe à proposer aux adultes que l’on s’arrête pour une pause, mais je ne sais pas pour quoi je vais passer. Je devrais m’en moquer, et après tout il est vrai que je me moque de passer pour quelqu’un de mauvais ; mais je crois que je ne suis pas vraiment rassuré à l’idée de passer pour quelqu’un de bon. Qu’elle se démerde. Jérôme et Christelle doivent être plus sportifs, ils continuent tranquillement à leur rythme.
Un nuage s’arrête devant le soleil, laissant un peu de fraîcheur s’immiscer dans l’atmosphère, portée par un vent léger. Bon sang, je n’aime pas lorsqu’il fait aussi chaud et que le soleil tape à ce point. La pluie est belle. Je ne comprends pas ceux qui lui préfèrent un tel temps, écrasant, qui ralentit tout ce qui bouge, qui rend les membres lourds et l’esprit gourd. Le froid aiguise, agite.
Mince, elle a vraiment l’air de peiner. Tant pis pour ce que pense Jérôme de moi, je vais demander que l’on fasse une pause.
« On peut faire une petite pause ? »
Léa a parlé juste avant moi. Merde. J’aurais du le dire avant, ça lui aurait peut-être fait plaisir. Merde. Les deux tourtereaux se retournent en continuant à pédaler.
« Bien sûr, on va s’arrêter sur l’herbe là-bas, ok ?
- Ben, sinon, laissez-nous, je vais rester avec Léa, continuez votre promenade. »
Je me fige en me rendant compte que c’est ma propre voix qui vient de dire cela. Mais qu’est-ce qui me prend ?! Je fais de plus en plus de chose dans un état tel que je ne me rends compte qu’après les avoir faites… En même temps, l’idée me plaît bien. Jérôme me sourit, d’un air tellement heureux que je sens mon cœur se serrer, plein d’une nostalgie inhabituelle. Ce sourire me fait penser aux films super-huit que nous regardions pendant une époque, qui datent de quand ma mère vivait encore. Oh, papa…
Je me rends compte que Léa me regarde un peu étrangement.
« Si Léa n’a pas peur de rester seule avec moi, bien sûr ! »
Christelle et sa fille rient doucement, et Léa répond :
« Je pensais que ce serait toi qui aurait peur. Allons-y. »
C’est drôle, qu’elle dise ça. Je le pensais un petit peu aussi. Je secoue la tête en continuant de pédaler pour rejoindre l’espace herbeux. Merde ! Il faut vraiment que j’arrête, que je me sorte cette histoire de la tête, c’est vraiment trop idiot ! Elle ne m’aime pas !! Et je ne l’aime pas non plus, mince, c’est complètement impossible ! Et je n’arrive même pas à souhaiter ne jamais l’avoir rencontrée.
Nous nous arrêtons sur l’espace vert qui nous tend les bras. Les vieux continuent leur route, et je les entends rire. Je pose mon vélo à côté de celui de Léa, et la regarde. Elle a les yeux vers le ciel, un grand sourire sur les lèvres. Elle a l’air si heureuse, elle aussi. Je ne sais pas ce qui se passe pour que tout le monde soit si joyeux, mais il y a quelque chose.
Je m’allonge dans l’herbe, sur le dos, pour sentir les centaines de pousses me caresser le cou. La lumière du soleil illumine de rouge mes paupières fermées. Je les rouvre un instant pour constater que Léa est allongée à moins d’un mètre. Nos mains pourraient presque se toucher. Mais je ne le veux pas ! Je n’aime pas cette fille !
Il n’empêche que… je suis bien…