Fragment #23 – Quatre jours

Je suis en train de m’énerver, parce que même une omelette, je ne sais pas faire. Grégoire rit en me regardant racler la poêle avec ma spatule de bois. Je le fusille du regard et il s’en va, tout sourire, les mains en l’air, genre démerde-toi alors. Sans le vouloir, j’ai fait des œufs brouillés. J’ajoute les lardons, un peu de salade et j’essaie de faire deux belles assiettes… Tant bien que mal. Nous nous installons dans la salle à manger.

Tu cuisines peu on dirait, me dit-il en souriant.
C’est ça, provoque.

Il hausse les épaules.

C’est vrai que je n’ai pas l’habitude de manger chez moi. En fait, je n’ai pas mangé chez moi depuis des mois je pense…
Mais tu ne manges pas alors ?
Si, mais pas chez moi. Ou alors des plats tout faits.
Pas très équilibré tout ça.
Ouais.

Cela fait quatre jours que Grégoire est chez moi. Je le regarde ruminer chacun des morceaux qu’il porte à sa bouche. Quatre jours. Le temps passe vite.

Tu penses à quoi ?
A rien.
Oui, comme tout le monde… Personne ne pense jamais à rien.
OK : je pensais au fait que tu étais là depuis quatre jours.
Ah… Tu veux que je parte ?
…Non.
Parce que si je t’embête…
Non, non. Tu ne m’embêtes pas… Au contraire…

Il me regarde tout en mâchant. Sa façon de me regarder n’est pas la même que celle dont j’ai l’habitude : il ne me dévisage pas. Son regard est sincère, pénétrant, attentif. Je suis une nouvelle fois troublé par ce gars. Je continue de manger tout en pensant qu’il se passe quelque chose. Quelque chose d’inhabituel. J’ai l’habitude d’être seul ou de voir des gens pour un soir, parce qu’ils me trouvent beau, désirable, sexuel, riche, je ne sais pas. Grégoire, même si je n’oublie pas que je l’ai rencontré dans un endroit qui tient plus du lupanar que du bar gentillet de quartier, est différent. En quatre jours, nous avons pris le temps de discuter, de rire, de chanter (surtout lui) et j’ai dormi dans le salon tandis qu’il dormait dans ma chambre. Depuis cet accident regrettable, nous n’avons eu aucun rapport sexuel. Pourtant, plus je le regarde, plus je le désire. Mais je n’ai jamais osé entreprendre quoi que ce soit.

Elle est bonne ton omelette, même si elle n’a l’air de rien.
Ouais. Merci.

Silence.

Amaury ?
Oui ?
Je peux te poser une question ?
Oui.
Est-ce que tu veux bien dormir avec moi ce soir ?
Un frisson parcourt mon corps.

Euh…
Oui ?
Oui, d’accord.

La suite de la soirée passe lentement : je fais la vaisselle tandis que Grégoire l’essuie, nous regardons un film à la télévision et chacun va prendre sa douche. Le calme des dimanches soirs commence à me peser lorsque vient l’heure d’aller se coucher. Je sors de la salle de bain et il n’y a plus que la lumière de la chambre. Grégoire est allongé dans le lit, torse nu, et lit un magazine. Je ne sais pas où me mettre ; je n’ose pas le regarder. Il réalise soudain que je suis là et pose le magazine sur la commode.

Tu viens te coucher ? Je suis fatigué.
Oui, d’accord.

Je me retourne, défait ma serviette et enfile un boxer. Je rejoins Grégoire dans mon lit. Il éteint la lumière et le silence s’impose. Le bruit d’un moteur de moto au loin. Quelqu’un qui ferme les stores quelque part. Et soudain, Grégoire se colle à moi et passe un bras autour de mon corps. Je me sens étrangement bien. Son corps est chaud et reposant. Je cherche sa main dans le noir.

Bonne nuit.
Bonne nuit Grégoire.